C’est pourquoi l’araignée est aussi un animal merveilleux et beau, même si elle est différente de l’éléphant ; en effet, il y a plus de merveilles dans l’araignée que dans l’éléphant.
Érasme[1]
Saraswati Gramich, créatrice d’installations, de sculptures, d’œuvres numériques et de dessins, est née à Colombo, au Sri Lanka, en 1967, d’une mère indonésienne et d’un père allemand. Elle grandit en Indonésie où elle fait des études médicales. Elle emménage à Singapour, en 1992, et commence des études artistiques qu’elle termine en Australie. Elle s’installe en France en avril 2002 et décroche, l’année suivante, le Prix de Sculpture du 48e Salon de Montrouge. Il faut dire que son prénom la prédestinait à une carrière artistique. Saraswati – सरस्वती en sanskrit – est en effet le nom de la déesse hindoue de la connaissance, de l’éloquence, de la sagesse et des arts.
J’ai découvert son travail en 2006, lors d’une visite dans son atelier, alors situé à Bécon-les-Bruyères. Elle faisait suite à sa candidature pour exposer dans la Galerie du Haut-Pavé. Au terme de ma rencontre avec l’artiste et ses œuvres, dans mes notes pour mes deux collègues du Comité de programmation, j’écrivais, fort prudemment : « Son travail, assez éclectique autrefois, se concentre maintenant sur la thématique des insectes et des acariens. Ses toiles sont peu abouties, hormis une grande qui me convainc assez dans sa structure et dans son indéfinition permanente. Les sculptures varient de l’excellent au kitsch. Certaines d’entre elles sont animées à l’aide de petits moteurs de récupération. D’autres – mais aussi parfois les mêmes – interagissent avec les mouvements des spectateurs en faisant clignoter de petites diodes électroluminescentes. L’artiste est fort sympathique, un peu paumée… Son travail peut être exposé, à condition de faire un peu de tri dans sa production. » Après une rapide délibération, nous avions décidé de la présenter. Son exposition, cette même année, avait pour titre Le musée d’histoire peu naturelle. Un libellé qui pourrait s’appliquer à l’ensemble de sa production ultérieure…
Lors de cet accrochage, qui présentait une multitude de bestioles à l’aspect rébarbatif reconstituées, à grande échelle, en fil de fer et autres matériaux pauvres, mon épouse et moi avions acquis deux pièces de l’artiste. Tout d’abord un Acarien, 2004, structure hirsute en résine, matières plastiques et papier, animée par un petit moteur électrique, avec six pattes noires et une grande antenne rouge en son sommet. Sa ressemblance avec un des représentants de la grande famille des Acari est assez lâche. On pense plutôt ici à une araignée qui aurait été démesurément agrandie. Si ce n’est que nous sommes ici face à un hexapode, un insecte[2], alors que les arachnides ont huit pattes et pas d’antenne… La seconde pièce, intitulée Champignons, 2006, est constituée de cinq pièces en résine peinte à l’acrylique, la plus grande ne dépassant pas 11 centimètres de diamètre. Cette œuvre s’écartait du règne des parasites animaux pour nous plonger dans celui des végétaux, des polypores.
Cette exposition révélait un pan important du travail de Saraswati Gramich, qui irriguera une grande partie de sa production ultérieure, celui de l’éloge d’une forme de parasitisme. Un phénomène qui est familier, souvent excessif et spectaculaire, dans les jungles de son enfance indonésienne. Les parasites, animaux et végétaux, font montre d’une immense capacité de survie, de résilience et d’adaptation. D’une certaine façon, ces animalcules ou végétaux à la riche structure, comme le remarquait Érasme dans la citation en exergue à ce texte, nous renvoient une image miroir de notre condition humaine[3]. Nous nous protégeons contre eux et nous les détruisons alors que, de leur côté, ils tentent de se défendre contre les actions des humains, quitte à les menacer s’il le faut. Friedrich Nietzsche, non sans humour, commente cette rage de vivre partagée entre les rôles interchangeables d’agressés et d’agresseurs : « Les insectes piquent, non par méchanceté, mais parce que, eux aussi, veulent vivre ; il en est de même de nos critiques ; ils veulent notre sang et non pas notre douleur[4]. » L’artiste nous pousse à prendre conscience de l’instabilité de ce précaire équilibre entre deux ensembles d’énergies, de forces qui visent des objectifs opposés, tout en partageant des moyens communs : développement, mutation, propagation, appropriation, ajustement, réaction, séduction… mais aussi interdépendance… Dans cette inextricable imbrication, je vois une image de ce que Jean Cocteau exprime : « Le corps est un parasite de l’âme[5]. » Mais aussi, de façon assez paradoxale, cette forme d’isolement qu’évoque André Breton : « Dans la jungle de la solitude, un beau geste d’éventail peut faire croire à un paradis[6]. »
Ce geste d’éventail, c’est peut-être celui que l’on esquisse pour chasser d’importuns moustiques, mais aussi celui que l’on fait machinalement pour se débarrasser de ces toiles d’araignée qui ont toujours la fâcheuse tendance à s’agripper à nos cheveux quand, sans prendre garde, on les déchire en passant à travers elles. Ces réseaux arachnéens figurent dans beaucoup de compositions de Saraswati Gramich, le plus souvent pour interconnecter des éléments qui, autrement, resteraient épars : dans ses dessins Lampe à huile, 2022, Cycliste, 2023, De l’obscurité à la lumière – Pour les femmes javanaises, 2023, Les danseurs, 2024, ou dans sa toile Les randonneurs, 2023… Les titres de ces œuvres nous ramènent à des considérations très concrètes qui, sans eux, ne seraient pas toujours discernables au premier regard. Ce sont ces fins cordons, normalement quasi invisibles, rendus ici très présents, qui assurent la cohésion de la composition, qui donnent une dimension architecturale à sa structure d’ensemble. Doit-on, comme Emma Bovary, chez Gustave Flaubert, faire de l’araignée à l’œuvre une métaphore de la vacuité affective de l’oisiveté : « […] et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur[7] » ou bien une source d’émerveillement, comme pour Max Jacob : « Brouillard, étoile d’araignée[8] » ou bien encore en tirer une leçon morale, comme le fait Henri Michaux : « L’enseignement de l’araignée n’est pas pour la mouche[9] » ? La question reste ouverte… La réponse est laissée au regardeur que ces images interpellent… Provoquent…
Il y a aussi, dans bon nombre de productions de Saraswati Gramich, une dimension génésique latente. Les racines, les filaments, le pollen, la matrice font l’objet d’œuvres qui sont autant d’hommage à la fertilité, à l’exubérance et à la croissance végétales. Dans le même esprit, la toile Leucandra nivea, 2022, fait référence à une espèce d’éponge qui prolifère dans les eaux de la Manche. Le tout, toujours scandé par une structure rythmique, mise en évidence dans des toiles comme Andante sostenuto, 2021, ou Point-virgule, 2022, ou encore dans le dessin Cantate, 2022.
La notion d’envahissement de l’espace est centrale dans l’œuvre de Saraswati Gramich. Ne déclarait-elle pas, dès 2006 : « Je suis ravie si je peux envahir un espace, plus l’espace est grand plus je suis motivée à l’habiter, mais si l’espace est petit, je l’envahirai quand même[10]. » Sa démarche pourrait être comparée à celle d’Henri Michaux, quand il écrivait : « Je cherche un être à envahir[11]. » Avec, cependant, la réserve formulée par Francis Ponge, du point de vue du regardeur : « Tout le secret du bonheur du Contemplateur est dans son refus de considérer comme un mal l’envahissement de sa personnalité par les choses[12]. » Cependant, de façon paradoxale, dans les œuvres de Saraswati Gramich, l’invasion ne se traduit pas par une saturation. À l’instar des jungles tropicales, il reste toujours un espace, souvent insoupçonnable, qui peut être investi par la croissance organique de ce qui est figuré. Instabilité, non-finitude, incomplétude caractérisent ainsi ces travaux. Ce sont des qualités aux antipodes de celles requises par l’autre métier de l’artiste : la programmation informatique… Pour autant, il ne faut pas les considérer comme un exutoire à une activité considérée comme trop rationnelle ou stérilisante. Dans ses œuvres, Saraswati Gramich nous livre un message universel pour qui veut bien prendre le temps d’y entrer. Elle nous fait comprendre que rien n’est tout à fait clair, défini, littéral, que les imperfections sont inhérentes à la condition humaine, que les préjugés brident notre liberté intellectuelle… Elle suggère que le partage des connaissances, parcellaires dans leur essence, est indispensable à notre accomplissement, à une meilleure intelligence et compréhension du monde… Quitte à transgresser les normes, les règles et les carcans de la bien-pensance ou de l’habitude…
Incomplétude, interrogation et transgression président aussi à la réalisation des objets en volume de Saraswati Gramich. Ils sont physiquement et conceptuellement denses, faisant appel à des matériaux dont la rencontre, dans une même œuvre, est improbable, voire dérangeante. Ils questionnent, pour les remettre en cause, nos modes d’existence.
Par exemple, Dévoilement, 2022, mêle des fils électriques, du bois, de l’aluminium, de la peinture, du tissu déchiré et de la cire. C’est, selon l’artiste, un hommage aux tissages manuels des femmes navajos. Cependant, dans cette œuvre, ces artisanes prendraient pour matériau les câbles alimentant l’unité centrale d’un antique ordinateur, enfilant des fils colorés dans des motifs circulaires pour figurer les valeurs booléennes 0 et 1 à la base de l’informatique. C’est aussi un plaidoyer féministe dont l’artiste écrit : « Souhaitons-nous confiner notre imagination à la maison, en ménagères nostalgiques penchées sur les fourneaux ? Ou bien souhaitons-nous penser à la femme de carrière pressée, berçant son bébé pour qu’il s’endorme avant de se rendre au travail. […] le tissu déchiré, symbolisant l’écart entre les sexes dans l’industrie informatique. [13] ? » Une situation qu’elle connaît fort bien…
Ailleurs, Post-homme-machine@la-civilisation-du-poisson-rouge, 2023, en tissu, coton peint, fil, Plexiglas, câbles et moteur électriques, ressemble à un cerveau humain, posé sur un coussin en béton, avec des connecteurs, des liaisons numériques et un mouvement imitant celui d’un poisson rouge dans son aquarium. Cette installation aborde la question de la mécanisation de l’humain, cloué devant ses écrans, soumis à des stimuli de plus en plus nombreux, distrait de sa propre distraction par une autre distraction. Pour cette œuvre, Saraswati Gramich a été inspirée par la lecture d’un livre de Bruno Patino[14] dans lequel l’auteur met en parallèle le temps de concentration d’un humain (9 secondes) et celui d’un poisson rouge tournant en rond dans son bocal (8 secondes)… Et l’artiste de conclure : « 24 heures de notre vie est un enfer d’inattention devant l’écran avec des centaines de messages, des sollicitations, informations, mensonges, rumeurs, photos, vidéos… Sommes-nous sous le contrôle des algorithmes, de l’intelligence artificielle et des robots[15] ? »
Le mode d’expression de prédilection de Saraswati Gramich reste, cependant, le dessin. Elle en écrit : « Mes dessins sont mon journal. Je souffre du manque de recours aux mots, aux phrases, aux histoires écrites alors je dessine pour attraper la limite du temps. La liberté de penser autrement, souvent considérée comme opaque. […] Je mets en dessin un rituel ordinaire de l’instant, du temps présent pour m’exprimer en couleur, en trace, en geste de corps. C’est une vue macroscopique des souvenirs, des fragments et de l’espoir[16]. »
Passant d’une technique à l’autre, du matériel à l’immatériel, elle garde comme fil conducteur l’exploration des relations entre les personnes, l’espace, le temps, la matière, la science et la technologie. Dans des cadrages qui semblent arbitraires, comme des tranches d’un univers potentiellement illimité, elle recourt à des formes organiques qu’elle met en résonance avec les traces de ses gestes, de son corps. Le tout dans une volonté d’inachevé qui laisse grandes ouvertes les portes à l’imagination du regardeur. À sa façon, dans l’entremêlement de chemins inaboutis, en changement permanent, elle nous propose des œuvres qui nous poussent à l’introspection, à la confrontation avec notre être profond. On y trouve un profond écho à cette quête évoquée par Baudelaire :
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou ciel, qu’importe !
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau[17].
On peut aussi imaginer, en regardant les œuvres de Saraswati Gramich, les reliques de la pratique d’un culte panthéiste fusionnant l’Homme et la Nature, laquelle peut être, selon les feuilles, envahissante ou maîtrisée, menaçante ou lénifiante, domptée ou soumise… S’y entrecroisent des bribes de souvenirs – ceux de l’artiste ou ceux du regardeur – et des projections vers un avenir qui peut être radieux ou morose, d’espoir ou de désespérance, à la libre interprétation de l’observateur… Quelle que soit l’option – souvent fluctuante – prise par ce dernier, l’univers de l’artiste peut se déchiffrer indifféremment comme d’immenses bouillons de culture ou comme des fragments d’une jungle plus ou moins accueillante : microcosme ou macrocosme… Dans tous les cas, c’est toujours un hymne à une forme de fécondité… Physique et mentale…
Louis Doucet, décembre 2024
[1] Nec ideo non est mirandum ac pulchrum animal araneus, si dissimilis est elephanto, immo plus miraculorum est in araneo quam in elephanto, in De Libero Arbitrio diatribe, sive Collatio, 1524.
[2] Les insectes sont des hexapodes, avec, comme leur désignation l’indique, six pattes. Les arachnides, dont font partie les araignées, autre embranchement des arthropodes, ont huit pattes.
[3] Impossible de ne pas évoquer, ici, Pascal et son ciron, cet acarien du fromage : « Qu’est-ce qu’un homme dans l’infini ? Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses les plus délicates. Qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature, dans l’enceinte de ce raccourci d’atome », in Pensées Brunschvicg 72, Disproportion de l’homme, édition posthume de 1925.
[4] Die Insekten stechen, nicht aus Bosheit, sondern weil sie auch leben wollen: Ebenso unsere Kritiker; sie wollen unser Blut, nicht unseren Schmerz, in Menschliches, Allzumenschliches II-164, 1878.
[5] In La Comtesse de Noailles, oui et non, 1963.
[6] In Arcane 17, 1944.
[7] In Madame Bovary, 1857.
[8] In Le Cornet à dés, 1917.
[9] In Face aux verrous, 1954.
[10] Notice de l’exposition Saraswati Gramich – Le musée d’histoire peu naturelle, Galerie du Haut-Pavé, du 23 mai au 17 juin 2006.
[11] In Comme pierre dans le puits, 1938.
[12] In Le Parti pris des choses, 1942.
[13] Op. cit.
[14] La civilisation du poisson rouge – Petit traité sur le marché de l’attention, 2019.
[15] Op. cit.
[16] In portfolio de l’artiste, 2023.
[17] Le Voyage, in Les Fleurs du mal, 1857.
Sur la vignette
Sculptures : Dominique Stutz, dessins : Saraswati Gramich. Exposition macparis automne 2024