“La scène de l’art français est vraiment étrange!”
C’est une déclaration que j’ai entendue dans la voiture d’une amie à Singapour en 2001 juste avant mon déménagement en France. J’ai demandé ce que cela signifiait, mais je n’ai pas eu de réponse satisfaisante. Qu’est-ce qui est vraiment étrange dans la scène artistique française? Est-ce L’art ou la scène? Ou ce sont les Français? les artistes ? les passionnés d’art ?
Je suis arrivée en France en 2002 et ai dû tout recommencer : la langue, la culture, les gens, les inconnus et les surprises. Des bonnes et des mauvaises surprises. J’étais une étrangère sans réseau dans l’art en France. Tout ce que j’avais c’était un grand désir d’apprendre tout ce qui est étrange et possédais une capacité d’adaptation – il me semble que les gens attirés par des choses étranges s’adaptent bien sans trop souffrir.
Mais les mauvaises surprises se sont enchaînées : mon diplôme australien « Master of Fine Art » sans équivalence juridique. Par ailleurs proposer une exposition de mes œuvres dans des galeries parisiennes ou des institutions n’est pas quelque chose que l’on dois faire si on ne connait personne (critiques / conservateurs / des gens comptant dans l’art).
J’ai eu la chance d’obtenir quelques entretiens pour présenter mon portfolio auprès d’institutions, mais la réponse est toujours identique: “Votre travail est intéressant, mais vous devez être une vedette pour exposer ici. Tenez-moi au courant de vos prochains parcours, expositions et projets artistiques”.
Qui vient en premier? L’œuf ou la poule…?
Le temps a passé et je commence à connaître plus de gens et la langue. J’ai exposé à la Galerie du Haut Pavé, un espace d’art contemporain géré bénévolement des gens qui aiment l’art, où j’ai rencontré Ph.D pour la première fois. Ph.D est un collectionneur d’art passionné et il m’a invité à participer à une exposition de groupe qu’il a organisé au Ministère de la Culture à Paris, puis au musée civil d’Art Contemporain à Acri en Italie. Quelques années plus tard, il a invité plusieurs artistes à se réunir régulièrement une fois par mois chez lui, parmi sa collection : nous étions neuf artistes dans le groupe “E42” qu’il a formé, avons chacun présenté nos œuvres au groupe et avons discuté de projets collectifs et d’art.
Ce groupe, comme d’autres groupes d’artistes a son importance pour moi. Ce sont des groupes indépendants organisés bénévolement par des passionnés d’arts. Je trouve qu’il est nécessaire de former des bulles non officielles entre les grandes bulles officielles, surtout si vous n’avez pas une longue histoire dans la scène artistique du pays et que vous n’êtes pas intégrés dans une institution.
Les grandes bulles restent inaccessibles. Parce qu’elles sont gardées, protégées, réservées pour un petit nombre, pour ceux qui ont le droit d’avoir ce privilège. Ce privilège, soit on l’a déjà par ses relations, soit on le gagne par le travail. Un long travail relationnel, de pliage à des règles précises, de souplesse, et aussi par son travail artistique qui est ‘dans l’ère du temps’ (décidé par des instances obscures). Dans l’art, je crois toujours à l’importance de reconnaitre la diversité des démarches qui incluent les démarches atypiques. Cette diversité ne dois tomber ni dans la similitude, ni dans la confusion de l’identité, pour éviter le magma d’un volcan dans lequel on se perd.
Après quelques projets artistiques réalisés ensemble pendant deux ans et demi avec Ph.D et les E42, les neuf artistes se sont réduits à six, pour des questions géographiques et personnelles. Nous avons fait deux belles expositions ensemble dans deux galeries l’une à Lyon et à l’autre à Paris. Ph.D a édité un catalogue de qualité en tout indépendance. Grâce à ces expositions, un de nos camarades a été retenu par la galerie de Lyon, et un autre par celle de Paris. Je suis ravie pour eux, puisque contrairement à mon objectif, c’est ce qu’ils semblaient vouloir obtenir.
Notre futur projet est une exposition collective dans un musée hors de Paris.
Les deux artistes remarqués par les galeries ont décidé de quitter notre groupe. Malgré nos réussites collectives.
Je cite leur écrit :
“Je n’ai pas pu me joindre à vous pour la dernière réunion des e42. Des raisons personnelles m’en ont empêché. Comme j’ai pu l’écrire à PHD, j’ai ressenti un sentiment profond de fin de cycle à l’issu de cet été. Nous avons abouti une expérience riche dans laquelle j’ai du mal à me projeter plus loin. J’ai donc décidé de ne plus participer aux réunions des e42. Je vous souhaite sincèrement de poursuivre ce cheminement vers de nouvelles réalisations communes.”
“Je viens d’appeler PHD pour lui dire que je ne souhaitais pas participer à l’exposition du musée xxx car je manque de motivation pour ce projet. Nous avons fait de très belles choses ensemble, les deux expositions à Lyon et à Paris ont été des réussites, PHD a mis toute son énergie sans compter pour donner toute son ampleur à ce projet, un beau catalogue a été édité, je veux rester sur ces moments. On se croisera plus ponctuellement, je garderai une attention particulière pour vos parcours à tous car ces moments partagés laissent des traces.”
Ph.D a dissout le groupe suit au divergence. Est-ce que “les réalisations communes” et “les moments partagés” sont vraiment des raisons d’être dans ce groupe ? La collaboration fructueuse, comme la déception de l’échec peuvent elles conduire à la destruction d’un groupe ?
Pour certains, un groupe d’artistes ne sert uniquement que de tremplin pour sauter dans un régime plus lucratif, et vers la reconnaissance : ce n’est pas le propre. Quelques années auparavant, M, un artiste, a réussi à convaincre son ami peintre venu d’ailleurs, de devenir membre et d’exposer dans un espace artistique géré par des artistes bénévoles à Saint-Denis. J’ai la chance de pouvoir contribuer par mon énergie, mon cœur et mon âme avec lui et les autres, dans cet espace alternatif à avancer ensemble dans des créations artistiques et dans l’amitié. Nous sommes tous différents, mais nous avons compris que la générosité du don constituait un véritable système. Nous, les bénévoles dans l’art, croyons au pouvoir du groupe collectif de “changer le petit monde ». Notre ami peintre a finalement accepté sans trop d’enthousiasme et contre ses critères de qualité artistiques. L’effet boule neige a eu lieu, le peintre a réussi à construire son réseau artistique. Il a eu des belles expositions dans quelques lieux prestigieux. Malheureusement, il a coupé la branche de l’arbre sur laquelle il était assis : il a eu peur que son réseau puisse profiter à d’autres artistes et a préféré construire ses expositions en “secret”. Je lui ai demandé s’il reconnaissait cet espace collective comme une contribution importante à son succès. Il a répondu être persuadé que c’est uniquement la qualité de ses peintures qui lui a ouvert les portes.
C’est difficile de parler d’art dans ce cas. Je veux dire l’art avec ses questions sincères, que je souhaite partager avec les artistes “marginaux”. Loin des discussions sur la stratégie pour devenir un Artiste en majuscule, devenir des Artistes mainstream, dans les courants dominants, des êtres qui brillent.
Je garde l’espoir grâce aux quelques artistes et non-artistes qui veulent bien créer ensemble et choisir des sujets difficiles. Avec des êtres discrets qui ont une vraie énergie collective et qui ne considèrent l’art que dans sa justesse et sa simplicité. Comme une respiration.
Nous devons avoir un lieu avec une âme pour être habitable. Autour de moi à Saint-Denis, une ville loin d’être chic, je vis avec des êtres de plusieurs couleurs, de plusieurs cultures. Nous créons un rhizome discrètement et je le comprends mieux grâce à l’art. Il n’y a pas une seule Histoire qui m’intéresse, comme l’histoire de l’art officiel montrée dans les livres, mais beaucoup de petites histoires. Grâce à un espace d’art numérique à Saint-Denis, j’ai eu une grande chance de créer avec “un groupe de jeunes”, « un groupe de parents » et un anthropologue, dans une résidence artistique pendant 2 ans. Le résultat de ce travail collectif, que je ne pouvais pas faire toute seule, est riche et étonnant. J’emprunte le terme d’Edouard Glissant : “la beauté du chaos-monde”. (Il a utilisé ce terme pour décrire une langue qui tient compte des imaginaires des langues et sans être monolingue.)
Je continue à penser qu’il n y a pas d’artistes plus grands, de génies ou meilleurs que d’autres. L’art n’est pas une compétition. Nous sommes simplement multiples et différents. Chaque œuvre a son propre public. Nous devons créer de nombreuses petites bulles, des groupes d’art non-officiels pour permettre à la scène d’artistique française de s’enrichir. J’attends le moment où ces petites bulles se satureront et où nous nous habituerons à la différence. Un lieu vivable avec une âme.